Interview de Guy Berger
Tu es maintenant professeur émérite. Te sens-tu encore un « vincennois » ?
Professeur émérite depuis 1998. Derrière ce mot pompeux, il y a simplement le fait que je suis « pensionné de l’état » et que je me sens toujours un des meubles de Paris 8, que je m’obstine à appeler Vincennes. Vincennes est une bonne partie de ma vie professionnelle, plus de trente ans, puisque j’y ai débarqué après quatre années de Sorbonne et près d’une dizaine d’années comme professeur de lycée. À Vincennes, j’ai le sentiment d’avoir à peu près tout fait, d’avoir à la fois travaillé dans mon coin comme enseignant, mais d’avoir été aussi directeur de département, directeur d’UFR. J’ai aussi travaillé pour l’ensemble de l’institution en co-animant la commission pédagogique, d’abord avec Madeleine Réberioux, à d’autres moments avec Maurice Courtois. J’ai même été une fois candidat à la présidence. Heureusement pour moi et sans doute pour l’université, je n’ai pas été élu.
Trotskiste, maoïste, socialiste, dans les débuts de Vincennes beaucoup avaient leur étiquette. Quelle était la tienne ? Et que s’est-il passé ?
Ce qui est curieux, c’est que je n’étais rien du tout, et ceci depuis toujours. Même comme étudiant je m’étais installé dans un statut de compagnon de route du PC, de la nouvelle gauche, du PSU depuis sa création. J’étais quelqu’un d’essentiellement modéré, mais qui n’avait absolument pas peur de quelque forme d’extrême gauche. La première fois où j’ai entendu parler de Vincennes, c’est en août 68. J’étais donc assistant à la Sorbonne en psychologie de l’enfant. Je trouvais nos modes d’enseignement insupportables. J’ai donc joyeusement participé aux occupations de 68. Le milieu des enseignants de pédago, des chercheurs avait créé dès la fin mai 68 une espèce de grand comité qui s’appelait le CAIRE (Comité d’action pour l’innovation et la recherche en éducation). Cet intitulé montrait d’ailleurs que ce que l’on avait de plus révolutionnaire c’était de porter le nom d’une capitale arabe. C’est dans le cadre du CAIRE qu’au début du mois d’août Michel Debeauvais me dit, d’une manière un peu mystérieuse, qu’un grand projet se préparait : créer une université. Je m’intègre assez vite à l’équipe, qui d’ailleurs pense plus contruction, équipement, institution, que révolution politique. Ma façon de payer mon entrée c’est de m’occuper de la négociation avec la RATP pour qu’on installe une ligne de bus et avec le ministère des PTT, pour qu’on ait presque partout des téléphones. La seule chose qui montre qu’on est en situation révolutionnaire, c’est que le petit assistant que je suis rencontre le directeur général de la RATP, et le ministre des télécommunications lui même, car tous ces gens ont très peur de ce qui se prépare. Après ces premières épreuves, et en tant que psychologue, puisque, à cette époque, j’enseigne dans cette section, je fais partie du groupe des enseignants cooptants qui, en octobre-novembre 68 va, à partir d’une procédure de cooptation très classique [1] , choisir les futurs enseignants de Vincennes. Ce groupe cooptant constitue donc le premier noyau (25 ou 26 personnes) de ce que sera Vincennes.
Et comment s’est fait le choix des premiers Vincennois ?
Le nombre de candidats est relativement important, et les choix sont fait en fonction de la notoriété, des engagements politiques, mais aussi de certaines frilosités. Par exemple, on refuse Lapassade (les sociologues disent : jamais !). Pendant cette période de gestation, ce qu’on appelle déjà les gauchistes et en particulier le journal « Action » considèrent Vincennes comme une opération fauriste [2] . Et tout bascule quand « Action » lance le mot d’ordre de l’inscription à Vincennes. Si bien que quand en janvier 69 l’université démarre, elle démarre « occupée ».
Dans le groupe cooptant, il y avait Badiou, Jean-Pierre Richard, Nicolaï, Dommergues, Cixous, Castel. Ce qui est scandaleux, par rapport aux normes classiques, est que si chaque dossier est présenté par quelqu’un de sa discipline, c’est le groupe cooptant entier qui choisit. J’ai élu Levaillant, connaissant le nom de son père...
Ce qui fait la richesse et l’ambiguïté de Vincennes, c’est que les étudiants et enseignants y sont allés avec des projets différents ou contradictoires. Un des projets est dans la ligne du projet d’Edgar Faure, l’université des temps modernes, avec une organisation et des formes pédagogiques modernes. Las Vergnas a donc été désigné par Edgar Faure comme chargé de mission, et lui même a désigné un certain nombre de maître-assistants, généralement américanistes. Le modèle est une université américaine, où l’organisation pédagogique prend la forme de crédits, avec une grande liberté de choix. Ce qui entraîne une pluridisciplinarité de fait, avec chaque fois que possible des travaux de petits groupes, l’introduction de technologies audio-visuelles, mais aussi l’idée qu’une langue vivante et l’informatique, dont on commence à parler, seront obligatoires. C’est Pierre Dommergues qui est porteur de ce projet.
En liaison / contradiction avec ce projet, il y a un projet intellectuel, qui donne une place essentielle à des disciplines ou à des conceptions des disciplines reconnues, mais qui sont complètement ou partiellement exclues du monde universitaire. Hélène Cixous a une place majeure dans ce projet. Quelles disciplines ? La psychanalyse, sous sa forme lacanienne, mais qui sera essentiellement représentée par Serge Leclaire – un des cooptants. L’urbanisme, qui jusque là est une vague filière soit des études d’architecture, soit de certaines écoles d’ingénieurs. Mais aussi des conceptions marginalisées de disciplines classiques : la théorie du texte, dont Jean-Pierre Richard est une figure emblématique, la sociologie de Bourdieu qui jusque là est non reconnue ou dispersée dans plusieurs universités. Bourdieu lui même n’est pas professeur, et donc, puisqu’il y a un poste de professeur prévu, on choisit Raymond Moulin, spécialiste du commerce de l’art, mais qui est tellement marginal que ce sont des assistants et des maîtres-assistants qui sont porteurs du modèle nouveau.
Le département de mathématiques est largement pensé par Schutzenberger, philosophe et logicien autant que mathématicien, et on y trouve des personnages originaux, déjà illustres comme Chevalley, ou en voie de l’être, comme Sibony. En histoire, Droz, Willard, Bouvier et Réberioux sont des maîtres de l’histoire sociale et politique de la période contemporaine. En philo, département animé par Chatelet, une équipe prestigieuse : Foucault, Deleuze, Lyotard, Scherer. Michel Serres y fait un petit tour mais trouve Vincennes décidément trop mondain. Quelques althussériens comme Balibar y vivront une période difficile, presque considérés comme des archéo-marxistes.
Un autre aspect, très original, du recrutement : un appel, massif pour l’époque, et exorbitant du droit : les enseignants associés, professionnels ou étrangers. Ils représentent dans l’université ce que l’on n’appelle pas encore à cette époque, la « société civile ». Mais surtout ils témoignent d’un fracture dans le modèle disciplinaire. Par exemple, le département de droit va recruter Casamayor : le juge Casamayor représente une sorte de modèle éthique, mais on ne peut l’identifier à aucune discipline du droit (pénal, civil, constitutionnel, etc.). P. Paillat, démographe à l’INED, est recruté par le département de géographie. Il introduit donc, de fait, dans les sous-disciplines de la géographie des perspectives et des pratiques que celle-ci ne connaît pas. C’est encore plus vrai des départements de langues : Anglo-Américain, entre autres, recrute des écrivains, ou des penseurs politiques anglais et américains. Ce ne sont évidemment pas des enseignants d’anglais au sens classique du terme, c’est à dire de langue anglaise, de civilisation ou de littérature anglaise. Ces enseignants associés, comme aussi Laborit, biologiste célèbre, recruté par le département d’urbanisme, contribuent à casser très profondément le modèle des disciplines. De son côté, l’organisation pédagogique en dominante, sous-dominante et UV libres brise l’appartenance mono disciplinaire des étudiants, mais elle ne modifie pas la notion de discipline elle-même. On peut dire au contraire qu’une bonne partie des enseignants associés représente à la fois une université qui n’est pas celle de l’Enseignement, mais aussi des positions largement a-disciplinaires. C’est ainsi le cas d’un Michel Debeauvais, qui quitte le centre de développement de l’OCDE pour enseigner à Vincennes dès 1970.
Il s’agit là des Vincennois du tout début. Quels furent les acteurs des premières années ?
Les premiers recrutements après la première année feront la part belle aux maoïstes et aux trotskistes. Un troisième groupe correspond à la gauche instituée, marquée elle aussi par 68, et qui défend l’université ouverte aux travailleurs. C’est à ce groupe qu’on doit certainement l’accès des non-bacheliers et les cours jusqu’à 22h, samedi compris. Enfin, un quatrième groupe – surtout d’étudiants au début, mais qui va constituer une réserve pour les premiers assistants et chargés de cours recrutés après la création de Vincennes – sera porteur de la « destruction » de l’université.
Ces quatre groupes ne sont évidemment pas institués, beaucoup se reconnaissent simultanément dans plusieurs d’entre eux, mais ce sont leurs conflits et leurs alliances qui à mes yeux vont structurer l’histoire des premières années de Vincennes. Les partisans de la démocratisation de l’université s’allient de préférence avec les réformistes pédagogiques, il y a parfois des alliances entre ceux qui veulent détruire l’université et ceux qui défendent des formes théoriques nouvelles, ce qui explique peut-être l’alliance des lacaniens et de mao-spontex. Mais en même temps, il y a une sorte de conscience sourde : pour que ces différents projets se réalisent, il faut que l’université continue à exister et que donc elle fonctionne. Or les conflits sont tellement forts, en particulier entre la gauche classique (socialiste et communistes) et les gauchistes, que le passage à la violence pourrait vite devenir incontrôlable. Vincennes est donc ainsi une sorte de territoire homérique, où les injures les plus violentes circulent, mais où, prudemment, très peu de coups s’échangent réellement.
Cette violence contenue donne progressivement le pouvoir aux « modernistes » réformateurs de la pédagogie, et à ceux qui défendent l’ouverture aux travailleurs. D’où, au moment des querelles les plus exacerbées, le rôle très particulier d’une commission qui est progressivement mise en place, la commission pédagogique. Elle est sans pouvoir, au contraire des commissions qui gèrent les postes et les moyens, mais tout peut s’y dire. Y compris les oppositions les plus radicales. Mais tout y est fait pour que le projet initial continue. Le rôle de Madeleine Rébérioux, de Serge Vincent-Vidal, étudiant la première année, mais très vite enseignant en sciences économiques, symbolise assez bien cette fonction.
Cette description est incomplète : il se joue un phénomène très intéressant : dès la création de Vincennes, et d’une manière parfaitement légale, un certain nombre d’ATOS sont nommés à Paris 8. Certains jouent un rôle important : Serafino, qui pendant l’occupation de Censier avait permis le dialogue entre les personnels, les étudiants, a été le premier responsable du service intérieur. Gabay, concierge, est là dès le premier jour (il prendra sa retraite en 98). Très vite, l’organisation de Vincennes en départements multiples, les types de relation qui s’engagent avec les étudiants, créent une demande de personnel administratif très importante. Il y aura un recrutement parmi les étudiants eux-mêmes d’un personnel ATOS qui va s’identifier complètement à l’université et, comme ce personnel, par définition, est plus jeune que la plupart des enseignants, il représente actuellement encore le Vincennes du début.
Quel est le rôle des étudiants, à Vincennes ?
Ils constituent un des éléments de l’originalité de Vincennes, mais qui est peut-être le moins significatif aujourd’hui : ils sont au moins aussi volontaires que les enseignants, et quelquefois quittent d’autres université pour Vincennes. Très vite, ils vont être les porteurs d’une originalité qui dépasse les enseignants. Tous les groupes révolutionnaires sont présents : les espagnols qui fuient Franco, les portugais qui fuient la PIDE, mais aussi les iraniens, opposants d’abord du Shah, puis de Khomeini. On a aussi ceux qu’on appelle « des turcs », mais qui sont, pour la plupart, des Kurdes. On a des groupes d’Ibos nigérians, qui depuis la guerre du Biafra s’inscrivent difficilement dans l’université nigériane. Comme on a tous les révolutionnaires et les réfugiés, on a aussi, nécessairement, toutes les polices. On ne le sait jamais très clairement.
Ces étudiants eux-mêmes vont rendre l’université très sensible à des phénomènes socio-économiques. Jusqu’ en 1975, à peu près, on est en période de plein emploi. Le diplôme, par conséquent, n’ajoute pas grand chose aux probabilités d’embauche, et les étudiants sont plus sensibles à l’intérêt et à l’originalité des enseignements qu’à l’obtention plus ou moins facile des diplômes. A partir de 75, selon une courbe ascendante, qui ne cessera pas, le problème de l’emploi devient majeur, et la lutte pour les diplômes devient un enjeu. Elle introduira une double contradiction, dont on n’est pas encore sorti : Vincennes revendique d’être à la fois une université différente, et une université comme les autres, puisque ses diplômes doivent être reconnus et habilités. L’autre contradiction : si les formes d’enseignement, les cursus, deviennent relativement plus semblables à ceux des autres universités, à Vincennes, ce qui reste le plus original, ce sont les formes d’évaluation.
On est tenté de venir à Vincennes pour le « laxisme » qu’on lui attribue. Cette question de la validation des étudiants va progressivement créer une nouvelle coupure entre les enseignants, certains vont défendre, au nom de la démocratie, la mise en place d’exigences de plus en plus grandes, y compris par l’introduction de formes plus ou moins explicites de sélection à l’entrée, d’autres, toujours au nom de la démocratie, défendront l’ouverture de Vincennes et par conséquent, le pari sur la capacité d’apprendre de ceux dont on sait très bien que leur compétence, à l’entrée, est faible. Les conflits que j’ai décrits dans les premières années de Vincennes, vont donc se concentrer sur la question des étudiants étrangers et des étudiants non-bacheliers.
Une autre manière de sauver l’élitisme qui demeure cher aux universitaires, tout en continuant à faire un discours en faveur d’une ouverture démocratique, sera de se consacrer de plus en plus, en termes de moyens, d’heures d’enseignement ou de services des enseignants titulaires, à des formations de 3° cycle (DEA, DESS, doctorat), en créant des instituts spécialisés (Institut d’études européennes, Institut de géopolitique) et en créant donc deux flux distincts d’étudiants : ceux qui s’inscrivent en 1° cycle, et dont une bonne partie abandonne en cours de route, et ceux qui viennent à cette université, qui conserve son aura démocratique justement à cause de ses premiers cycles, pour des formations sélectives et dites de haut niveau. Progressivement, d’une manière qu’on peut comprendre par beaucoup d’aspects, la plupart des enseignants de Paris 8 ont pu créer ainsi une conciliation artificielle entre leur projet politique qui continue à être d’ouverture démocratique, et leur projet intellectuel, qui s’inscrit généralement dans un modèle élitiste.
Et le déménagement ?
Que s’est il passé à Saint-Denis ? Tout d’abord un changement de public. Pas immédiatement. Le public de Vincennes est un public volontaire : des non-bacheliers et des étrangers qui ne pourraient pas aller ailleurs, et une grande partie des étudiants qui viennent dans un projet politique, et appartiennent de fait à une bourgeoisie idéologiquement avancée. Lorsqu’on arrive à Saint-Denis, en raison de l’évolution parallèle de l’enseignement secondaire, symbolisée par le slogan de 84 « 80% d’une classe d’âge au niveau du bac » Paris 8 va vraiment devenir une université de la Seine-Saint-Denis, ou plus généralement de l’académie de Créteil. Plus que Paris13, parce qu’il n’y a pas de laboratoire scientifique, qui recrute ses étudiants sur d’autres bases que la géographie.
Deuxième transformation : cette université dans les bois, qu’on a pu traiter de ghetto, est une université sans environnement. Par conséquent elle adopte facilement une sorte de position universaliste. Vincennes est une sorte de caisse de résonance de tous les bouleversements sociaux, des réflexions sur la condition des femmes. C’est aussi un des lieux où s’expriment les transformations de la sexualité, y prend sa place le FHAR, mais aussi la pitoyable aventure du Dr Meignant. [3] L’apparition de la drogue, l’importance de cet événement à Vincennes, est comme un signe de la sensibilité de cette université à un certain nombre de pratiques sociales globales. On compare Vincennes à Berkeley, à la fois universaliste et sans territoire. Quand on apprend que les autorités tunisiennes ne reconnaissent pas les diplômes de Vincennes, on s’indigne. Vincennes a de mauvais rapports avec la municipalité de Paris, et presque aucun avec celle de Vincennes, pas plus qu’avec les autorités militaires, qui nous bordent. Dès qu’on arrive à Saint-Denis, se pose, même si c’est au début très difficile, la question des relations avec la municipalité, avec le conseil général, et très vite, l’université devient un des soutiens intellectuels de son environnement social et économique. Elle participe à l’observatoire sur l’emploi, elle développe des formations permanentes avec les hôpitaux de l’environnement (l’alcoolisme, etc.), elle est l’un des lieux où se débattent les projets d’aménagement du territoire concernant la Plaine Saint-Denis, et plus récemment, avec Braouezec, le grand stade. Ce qui ne veut pas dire que Paris 8 se réduit à une université de banlieue, mais paradoxalement, c’est à Saint-Denis que se réalise une partie du projet d’une université « à l’américaine », dont on sait qu’elle est caractérisée par les services à la communauté.
Troisième phénomène : Paris 8 a été très marquée par les évolutions de la politique d’immigration en France, les lois sur le regroupement familial, à l’époque de Giscard d’Estaing, puis la succession d’obstacles instaurés pour limiter l’émigration. À cause de son histoire mais aussi de son implantation territoriale, Paris 8 va donc devenir une université de la deuxième génération – ou de la troisième. Effets considérables, y compris sur la conception de Vincennes comme une université populaire. A Vincennes, on avait un faux public populaire : l’université accueillait le peuple et les étrangers. À Saint-Denis, Paris 8, en fonction des restrictions légales, accueille de moins en moins d’étrangers, mais elle accueille un « peuple » largement constitué des enfants de ceux qui étaient des étrangers dans les années 70. Et qui sont souvent plus « populaires » que les étudiants étrangers arrivant de leur pays.
Et maintenant ? Ton départ à l’éméritat a-t-il été pour toi une rupture ou un soulagement ?
Je répondrai sur deux plans. Celui de l’université elle même : elle est très différente de celle que j’ai connu au début et de celle dont j’ai pu rêver. À cause de la pression des étudiants, Vincennes garde une capacité de transformation, de désordre, très positive. Paris 8 n’est pas la réussite du projet de Vincennes. On ne peut pas dire de Paris 8 qu’elle a vieilli : il y eut d’autres événements, d’autres luttes, d’autres folies. Il y eut des débats fabuleux : le café musique, le centre de consultation G. Devereux (même si je ne suis pas toujours d’accord). Un lieu de sociabilité, de chaleur humaine : les lycéens d’à côté viennent prendre le café et draguer étudiantes ou lycéennes. Loin d’un projet politique (au sens de 1970) mais qui n’est pas mort.
Dans les universités créées au même moment que Vincennes – Dauphine, Marseille-Lumigny ; en Allemagne, Constanz et Bochum ; en Angleterre, l’université du Sussex – Paris 8 est exceptionnellement résistante à une assimilation par le système. Au cœur de cette résistance, le renouvellement d’une population étudiante qui représentait des exigences et des attentes différentes de la population classique, même si ces attentes sont quelquefois décevantes, dans leur rapport à la culture et au savoir.
De mon côté, je suis content d’être parti. D’abord parce que si au départ c’était Paris 8 qui me fascinait, m’importait plus que le débat et le contenu de son enseignement, progressivement j’en ai eu assez de tout ce qui était de l’ordre de l’activité institutionnelle. Soulagé encore parce que j’étais fatigué, pas au sens intellectuel ou physique (j’espère), mais je n’avais plus envie de faire des cours le soir, de me battre pour convaincre un étudiant de lire un ouvrage que je jugeais important, et que moi même j’étais tenté de ne plus m’intéresser qu’à des étudiants de 3° cycle. Même si idéologiquement je n’étais pas élitaire, je me sentais mieux dans des circuits élitistes. Donc, si je suis soulagé, ce n’est pas de quitter une institution à laquelle je n’étais plus attaché, mais parce que j’éprouvais le risque de devenir moi-même un peu traître à ce que j’avais souhaité faire ou être au début.
Un dernier point : cette appartenance à l’aventure de Paris 8 continue plus qu’on ne le croit à avoir une valeur symbolique, ...et me permet donc de continuer à beaucoup travailler, dans des lieux très différents de l’ancienne Vincennes, où le fait d’avoir partagé cette expérience me donne parfois une crédibilité que je n’imaginais pas, mais aussi la capacité d’aborder des situations difficiles, une occupation, une grève des étudiants. Mais toutes moins difficiles que d’avoir été enseignant à Vincennes Saint-Denis.
[1] Le snesup ne veut pas que les enseignants de Vincennes soient nommés par le ministère : ils ne veulent pas être récupérés. La première équipe, autour de Las Vergnas, propose donc au ministère un groupe de sages, qui lui même proposera un groupe d’enseignants, qui deviendront les premiers cooptants, et qui donc désigneront les premiers enseignants. Seul Las Vergnas a été choisi et nommé par E. Faure
[2] du nom d’Edgar Faure, ministre de l’éducation nationale
[3] Michel Meignant symbolise une pseudo-liberté sexuelle, née chez les pasteurs protestants d’Essalen (des films pornographiques dans des cryptes), et qui aboutit à la création de la revue Union, et à quelques cours pseudo-initiatiques à Vincennes, ce dont la presse s’empare très vite.